Annelise Stern
Qu'est-ce que tu aimes dans une oeuvre d'art ?
Dernière mise à jour : 13 janv. 2022
La semaine dernière, Lyse de Quillacq m'a interviewé pour son podcast Innover dans le monde de l'art et elle m'a posé une très bonne question : Qu'est-ce que tu aimes dans une oeuvre d'art ? Si elle m'avait posé la même question un mois avant, ma réponse aurait certainement été très différente. D'ailleurs, la réponse que j'avais formulé dans mon livre, Les question bêtes de l'art, n'est pas celle que je vais vous proposer aujourd'hui. Il y quelques semaines, une phrase de Marina Abramovic dans son autobiographie Traverser les murs : Mémoire, m'a bouleversé :
"Si l’art n’est que politique, il se transforme en journal. La nouveauté dure un jour, et le lendemain c’est du réchauffé. Seules de nombreuses couches de sens peuvent assurer sa longévité - la société puise ainsi dans l’oeuvre ce dont elle a besoin au fil du temps."
J'ai découvert la philosophie avant de m'intéresser à l'art, alors j'ai tendance à aborder ce type de questions à travers les grands philosophes. Jusqu'à présent j'étais très influencée par le principe de l'existentialisme. Dans Qu’est-ce que la littérature (1948), Sartre affirme que “l’art n’a jamais été du côté des puristes.” Il souligne ainsi que le véritable art vise d’abord un engagement dont le but premier est le changement du destin de toute société. Pour comprendre la figure sartrienne de l’artiste engagé, il faut se pencher sur la philosophie de l’existentialisme démocratisée par Sartre. L’engagement, parce qu’il suppose la liberté dans sa nature profonde, induit inévitablement la prise d’une décision que l’individu n’était pas contraint de prendre. Aussi, puisque l'humain est condamné à être libre et sans cesse appelé à choisir entre différents possibles, on ne peut pas, pour Sartre, ne pas être engagé. Personne ne peut prétendre à la neutralité car le refus même de “choisir” résulte déjà d’un choix : celui de ne pas choisir.
C'est à travers cette idée que j'ai construit mon goût pour les œuvres d'art engagées. Mais en réalité, je comprends aujourd'hui que les œuvres que j'aime, vont bien au-delà de cette idée. Leur portée ne peut être que politique, il y a quelque chose de bien plus profond dans les œuvres que j'aime. Quelque chose qui dépasse les convictions politiques, qui touche au cœur, aux trippes, aux valeurs. Il y a un lien intime, qui se créé au fil du temps.
Je conçois les œuvres d'art comme des clefs de lecture sur le monde, sur nos vies, nos sentiments. Hannah Arendt voyait dans les poètes, les écrivains, les artistes, des êtres humains qui par leurs créations élaborent un "monde" qui constitue une "patrie inespérée” pour les mortels. Pour Marina Abramovic : “Le monde n’a pas besoin d’artistes qui montrent la réalité telle qu’elle est.” J'ai toujours pensé que les artistes parlaient du réel d'une façon différente. Ils changent l'angle de perspective avec lequel on aborde un sujet. C'est ça qui nous permet de comprendre. Le changement de perspective qu'ils nous proposent avec leurs créations artistiques nous offre une nouvelle clef de lecture sur la réalité qui nous entoure.
Ce que j'aime dans une œuvre d'art, ce n'est pas notre rencontre, c'est tout ce qu'il se passe après. Cet après où j'y repense. Bien sur, il y a des œuvres qui m'ont bouleversé au moment où j'ai posé les yeux dessus. Mais ce n'est pas, à mes yeux, le plus important. Les œuvres que j'aime vraiment, ce sont celles auxquelles je repense tard le soir avant d'aller me coucher. Celles qui hantent mes rêves, soignent mes peines de cœur, celles qui me font grandir. J'aime dans une œuvre qu'elle m'accompagne dans ma vie, dans ma réflexion, ma construction. Je dis souvent "Art is my therapy". Mais c'est bien plus que cela en réalité. Les œuvres m'aident à me construire en tant que personne. Pour Maria Rainer Rilke : "Plus inexprimable que tout sont les œuvres d’art, ces êtres secrets dont la vie ne finit pas et que côtoie la nôtre qui passe." J'aime ces œuvres secrètes, qui font appel à ma patience. J'aime ne pas tout comprendre tout de suite.
C'est pour ça que je mets autant de temps suite à ma rencontre avec une artiste à travailler avec elle. Bien sur, il y a les contraintes techniques, mais j'aime aussi parler de contraintes mentales, de contraintes de cœur. Parfois, je reçois de très beaux portfolio, je rencontre les artistes, je sais que je suis face à de très beaux travaux. Je le sais, intimement au fond de moi, mais je n'en ai pas encore eu l'utilité. Parler d'utilité peut sembler hors de propos et même violent. Pourtant, c'est exactement ça. J'utilise les œuvres d'art. J'ai utilisé le travail de Marina Abramovic pour dépasser mes peurs, celui de Kader Attia pour me réconcilier avec mes racines ou encore celui de Niki de Saint Phalle pour m'affirmer. Attention, les œuvres d'art ne sont pas là uniquement pour nous accompagner à des moments tristes de notre existence. Je pense ainsi au "Qu'y a-t-il entre nous ?" de Tim Etchells installé à Beaubourg, c'est si simple et en même temps si poétique. Cette œuvre va à l'essentiel, elle s'applique à un tas de situation, et elle risque de m'accompagner durant très longtemps.
Les bonnes œuvres d'art nous accompagnent. Elles participent à notre construction. Elles ont du sens. Elles font sens. On ne les oublie pas. On y repense, des années après.