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  • Photo du rédacteurAnnelise Stern

ART IS MY THERAPY - Réparer et soigner le monde, une mission de l’artiste contemporain

"La fonction de l'artiste est fort claire : il doit ouvrir un atelier, et y prendre en réparation le monde, par fragments, comme il lui vient."

Francis Ponge


Dans l’ouvrage La réparation de l’art (2019), l’essayiste Norbert Hillaire revient sur la place accordée à la notion de réparation au fil de l'Histoire, mais aussi la place que nous lui octroyons - ou devrions lui octroyer - dans notre société contemporaine. Notre société occidentale contemporaine semble avoir perdu cette tradition de la réparation. L'obsolescence programmée, enfant de la société de consommation, nous pousse sans cesse à nous débarrasser de nos objets cassés ou abimés pour les remplacer. En 2007, le Musée du Quai Branly présente l'exposition Objets blessés, la réparation en Afrique, qui explique comment la réparation d'un objet était perçue dans certaines cultures comme un moyen d'expier la faute de l'avoir cassé. L'exposition présente d'étranges masques traditionnels qui avaient été réparés avec des rebuts de la société industrielle. Ces objets hybrides témoignent de l'enlacement des cultures. Ces notions de réparation artisanale réapparaissent aujourd’hui dans notre société, du fait de l’intérêt grandissant pour les préoccupations écologiques.


Masque anthropomorphe Bena Biombo, Congo, Fente sur l'œil réparée avec des agrafes.

Depuis mon plus jeune âge, mon rapport à l'art a toujours été thérapeutique. Les livres pour commencer, je me sens parfois étonnement plus proche de certains personnages de fiction que de mon entourage. Pour reprendre une phrase de George Sand : “Le livre a toujours été pour moi un ami, un consolateur éloquent et calme.” Les premiers plasticiens à m'émouvoir furent les frères Quistrebert, mais l'expérience relevait alors davantage de l'émotion que de la thérapie. Il faudra attendre mes 19 ans et la découverte du travail de Kader Attia à la Fondation Joan Miro pour cela. Un choc artistique. Artiste franco-algérien, il travaille sur le concept de mémoire et de réparation des populations face aux traumatismes collectifs. D'origine juive, l'écho de son travail a été immédiat avec mon vécu personnel. Mais son travail porte en lui une dimension universelle, juive ou pas, il m'aurait transcendée.


Kader Attia répare. Il n'est pas le seul. Avant lui, la sculptrice américaine Anna Coleman Ladd répare à partir de 1917, au sens propre, les Gueules cassées. Pour rendre aux vétérans leur identité, leur dignité et leur visage, elle fabrique des masques pour les soldats mutilés. Il y a aussi des artistes qui réparent l'architecture. Ainsi, le street-artist allemand Jan Vormann répare des murs et des bâtiments du monde entier avec des blocs de lego. On peut aussi citer le lyonnais Ememem qui s'attaque aux trottoirs, qu'il tente par la technique du flacking de raccommoder. Arman construit quand à lui un modèle de conservation-réparation où coexistent la réparation et l'irréparable, avec le violon éclaté de sa Colère en cube (1971). Il sauve le violon éclaté mais en même temps ce dernier conserve sa blessure, demeure inutilisable, comme sanctuarisé dans son bloc de plexiglas.

ARMAN, Colère en cube, 1971

Réparer est une façon de prendre soin de quelque chose ou de quelqu'un. C'est un geste d'attention, d'affection, d'amour parfois. La notion de réparation peut être intégrée aux réflexions entourant l'éthique du care. Ce courant philosophique apparu à la fin du XXe siècle, issu des théories anglo-saxonnes féministes, est défini par Eric Gagnon en 2016 dans Care de la manière suivante :

"Le care désigne l’ensemble des gestes et des paroles essentielles visant le maintien de la vie et de la dignité des personnes, bien au-delà des seuls soins de santé. Il renvoie autant à la disposition des individus – la sollicitude, l’attention à autrui – qu’aux activités de soin – laver, panser, réconforter, etc. –, en prenant en compte à la fois la personne qui aide et celle qui reçoit cette aide, ainsi que le contexte social et économique dans lequel se noue cette relation."

En 2019, la commissaire d'exposition Christine Shaw réunit 9 artistes contemporains autour de la thématique TAKE CARE - prendre soin en anglais. Si la notion de "care" est aujourd'hui de plus en plus prise en compte dans les sphères politiques et économiques avec la crise du COVID-19, elle est encore peu évoquée dans le monde culturel et artistique. L'exposition nous interroge sur la manière dont l’art, l’activisme, l’entraide collective, les pratiques féministes, les cultures indigènes et queer, ou une relation plus étroite à la terre peuvent contribuer à une meilleure reconnaissance du care comme puissante force sociale et culturelle. Mais la création artistique en elle-même, ne peut-elle pas être perçue comme une forme de “care” ?


Si la pratique artistique est souvent présentée comme une forme de thérapie ces dernières années, notamment avec le développement de l'art-thérapie, l'art m'a soigné sans que je n'ai le besoin de le pratiquer. Les conséquences de l'art sur le bien-être ne sont pas une invention récente. Aristote voit dans le théâtre antique une catharsis, soit le moyen d'extérioriser et de purger ses passions. Le neurologue Pierre Lemarquis dans son essai L'art qui guérit (2020) va plus loin encore en défendant l'idée qu'en restreignant l'accès à l'art, on tue ce qui donne envie de vivre. Pour lui, la puissance thérapeutique de l'art vaut tant pour ceux qui créent, que pour ceux qui contemplent. Si cette thèse est défendue depuis de nombreuses années, la science désormais la valide ! A Montréal, depuis deux ans, une visite au musée peut vous être prescrite par votre médecin. La devise du Musée des Beaux-Arts de Montréal résume d’ailleurs très bien cette approche : "L'art fait du bien. Mais il peut aussi soigner."


La philosophie n’est pas en reste dans cette vision de l’artiste sauveur. Nietzsche va idéaliser l’artiste, et l’opposer au philosophe et à ce que nous appelons finalement, aujourd’hui, depuis Zola et l’affaire Dreyfus, l’intellectuel. Seule la vie de l’artiste mérite d’être vécue. Dans La Naissance de la Tragédie, Nietzsche renverse les valeurs établies par certains Grecs - notamment Socrate - en expliquant que l’art est un remède contre toutes les maladies de la réalité. Nietzsche n’aime pas la réalité. Il défend au contraire le monde de l’apparence et de l’illusion, celui de la légèreté et de la superficialité. L’artiste représente “l’homme vrai”. Il faut lire, écrit-il dans Humain, trop humain (1878), “les livres qui vous apprennent à danser.” L'art empêche l'homme de mourir. C'est la célébration de la création, la célébration de la vie : “Je tiens l’art pour la tâche suprême et l’activité proprement métaphysique de cette vie” déclare-t-il dans La Naissance de la Tragédie (1872).


Le cas de l’artiste et philosophe américaine Adrian Piper, qui intègre dans son travail les thématiques de race, de genre et d’identité, renforce cette idée de réparation du monde par l’art. Dès sa jeunesse, l’artiste est confrontée au regard de l’Autre et à la manière dont ce regard peut affecter la construction d’une identité. Adrian Piper prend alors sa propre existence comme support pour ses performances, ses photographies ou encore ses vidéos. Puisant son travail artistique dans son journal intime qu’elle rédige depuis ses 11 ans, elle est impliquée dans les questions féministes et antiracistes. Dans un extrait de son essai, La Xénophobie et l’indexation du présent 1 : essai1, elle imagine un monde sans inégalité. Un monde idéal où la vie intime des individus reste privée, un monde idéal où le racisme, le sexisme, la xénophobie n’existent pas, un monde idéal où le pouvoir n’est pas utilisé à mauvais escient. Néanmoins, “quel type d’art ferai(t-elle) dans une telle société ?” Une société doit-elle être pervertie, mauvaise et injuste pour qu’émerge la création artistique ? Par l’intermédiaire de la description d’une société idéale, Adrian Piper pointe du doigt l’essence de l’art. Une société parfaite ne pourrait pas engendrer de création car aucune contestation, aucune revendication, aucune polémique ne serait exprimées par l’art.


Si l’imperfection du monde et de nos sociétés conduit à l’existence de l’art et des artistes, ces derniers ont-ils un rôle à jouer dans la création d’une société plus égalitaire ? La logique mystique de la Kabbale et le concept du tikkun olam (réparation du monde) pourraient apporter une réponse à cette question. La Kabbale enseigne que la création même de l’univers par Dieu était instable, et que l’univers dit “primitif” représenté par un vase en poterie, ne pouvait contenir la sainte lumière de l’Ein Sof (Infini, Dieu). Le vase fini par voler en éclat. De nos jours, le vase serait totalement brisé et il serait de notre devoir de le réparer, qui se réalise en suivant la halakha (loi religieuse juive). Si l’on abandonne toute considération religieuse lorsque l’on se penche sur le concept du tikkun olam, et que l’on ne réfère qu’a cette idée d’imperfection du monde et à ce devoir de le réparer, alors peut-être que l’acte de création artistique pourrait remplacer le mitzvah (la prière). Réparer le monde à coup d'œuvres d'art, voilà une belle promesse ! Ou au moins une belle mission.


L'art peut être politique, militant, et parfois universel. L'art peut se partager, rassembler, fédérer, faire polémique, diviser, créer un débat. Mais il est avant tout intime. L'art m'est parfois difficile, car dans les œuvres de mes artistes, c'est mon reflet que j'ai parfois l'impression d'observer. L'art est une quête de sens, une quête de soi. Et c'est en me perdant dans les œuvres des artistes, que je deviens réellement moi. Art is my therapy, parce que j'ai le sentiment que les artistes me connaissent mieux que mon psy. Ou du moins leurs œuvres, car il arrive parfois que l'œuvre dépasse l'artiste. Une bonne œuvre d'art d'ailleurs, dépasse toujours son artiste.

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